C'est pas vraiment une blague, mais la chute est sympa... a condition de reflechir un petit peu quand même
Le moine et le novice
La pluie de mousson crépitait sur la route, creusant des rigoles, dégageant des pierres. Le moine et le novice cheminaient le dos courbé. Ils étaient attendus ce soir-là au monastère planté sur la montagne.
Ils avaient ôté leurs sandales de cuir détrempé qui sciaient leurs pieds fripés par l’eau. Leurs tenues monastiques collant au corps, ils luttaient, mobiles statues, s’aidant de bâtons pour avancer à contre-courant. Des flots de boue dévalaient le monde, tourbillonnaient autour d’eux, entre mollets et genoux. Eux n’avançaient qu’au prix d’un effort considérable, dans un mutisme au souffle rauque. Une crampe parfois les arrêtait. Ils saisissaient alors à pleines mains le membre douloureux, le secouaient, le battaient de petits coups saccadés, le frottaient pour le réchauffer.
Enfin la pluie cessa, laissant derrière elle une luminosité insaisissable, des couleurs avivées par l’eau, une odeur musquée de mousses et de vase. La route réapparut, les montagnes se révélèrent dans le ressac des nuages chassés par le vent.
Au détour du chemin, une femme trempée considérait, consternée, le fleuve grossi par la mousson, leur barra le passage.
- Mère, lui dirent-ils respectueusement, car les moines nomment toutes les femmes « mère » pour éloigner le désir potentiel, pourquoi demeures-tu au milieu du chemin à regarder le fleuve ?
- Ma maison et ma famille sont de l’autre côté ; ce matin, je suis passé presque à gué, ce soir l’eau est si haute que je n’ose pas m’aventurer.
Le novice la prit aussitôt sur ses épaules et la fit traverser. Puis il revint un instant pour se confirmer mutuellement qu’il était temps de repartir, et reprirent leur ascension qui dura encore plusieurs heures.
Ils arrivèrent en vue du monastère, un peu avant la tombée de la nuit. Epuisés par leur voyage, ils étaient soulagés de voir se profiler le grand bâtiment sombre et l’immense cloche blanche du stûpa. Ils firent une pause pour souffler un instant. Le moine s’inquiéta :
- Comment vas-tu expliquer cela au lama ?
- Que dois-je expliquer au lama ?
- Cette femme que tu as prise sur tes épaules !
le novice éclata de rire :
- Moi je l’ai laissée sur l’autre rive. Et toi ? L’as-tu vraiment portée tout ce temps ?